Agata Ingarden
Crédit : Bertrand Jeannot pour Crash Magazine

Quelles sont vos influences ?

Dans ma pratique je suis un peu une alchimiste, biologiste amateur, fascinée par les plantes, les champignons et les fourmis. J’aime bien le cinéma, et regarder comment on arrive à produire ces fictions en regardant les making-offs de films et de séries télé.

Dernièrement j’ai regardé en boucle le film Bacurau de Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles :

Les habitants d’un village situé quelque part de la région aride du Sertao découvrent, peu après la mort d’une matriarche de 94 ans, que Bacurau a été rayé de la carte du Brésil et des GPS.

L’arrivée de paramilitaires et le passage d’un drone au-dessus du village présagent le pire. Celui-ci entre en résistance …

C’est à la fois un western, un film d’auteur avec un contexte politique extrêmement fort, le réalisme magique et la science-fiction. J’aime beaucoup comment dans la narration, le vernaculaire se mélange aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux. Dans la communauté de village Bacurau la technologie fait partie du rituel au même niveau que la drogue hallucinogène. C’est un film culte, un appel à la révolte, qui célèbre la force du collectif. Il est très violant et sérieux mais aussi ludique et drôle.

Vos obsessions ?

J’aime bien la science-fiction. C’est une façon d’imaginer des futurs possibles, des réalités alternatives qui sont en quelque sorte une façon de rêver le présent.

Je reviens souvent d’une manière ou d’une autre au livre Cosmos de Witold Gombrowicz qui parle de l’obsession.

L’obsession de chercher un sens, donner la raison d’être au monde et soi, comme si chaque étape de la routine quotidienne était une enquête policière, une intrigue détective. C’est une recherche sur la distance entre l’observateur/sujet (soi-même) et l’objet observé (l’autre – l’abject) qui devient très fluide.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Je suis très satisfaite et heureuse des expositions qui ont été des collaborations de grande proximité en duo :

Bathroom/bathhouse avec Irina Jasnowski à la MX Gallery de New York et Five fingers sixth hand avec Delphine Mouly à Alienze à Lausanne, Like mushrooms in the rain après 4 mois de résidence avec le commissaire Arkadiusz Półtorak.

Ces expositions ont une dimension particulière car elles s’ouvrent par un échange et un dialogue étroit, en vivant aussi ensemble, en partageant un espace, en partageant différentes pratiques pour créer quelque chose entre/en dehors de nous-mêmes.

Emmenez-nous quelque part

Ici j’aimerais bien vous proposer l’une de mes courtes histoires de mon projet « The House » :

 « Apparition du serpent dans le jardin »

Nous étions assis à la table du dîner sur la terrasse. Vers la fin du repas, Mère raconta l’histoire du serpent.

Il y a un an ou deux, je suis sortie sur la terrasse en plein soleil. Et il était là : un serpent, sur les dalles.

Il était venu du jardin, c’est sûr, ou peut-être des montagnes.

Je savais qu’il était venimeux parce qu’il avait une bande noire sur le dos. Alors j’ai pris un balai, enfin, parce que je l’avais sous la main puisque je m’apprêtais à nettoyer la terrasse. J’ai essayé de le tuer avec le bout du balai mais il est ressorti par le trou. Je l’ai soulevé et l’ai expédié au loin. Il était là, ce serpent, vous savez, alors je l’ai attrapé et j’ai essayé de le tuer.

C’était un serpent venimeux.

Il y en a par ici, si les chats ne les mangent pas, il y en a et ils viennent au soleil pour se reposer. Il serait entré dans la maison, alors je l’ai attrapé et jeté au loin. Les propriétaires aussi ont dit qu’il y avait des serpents venimeux, qu’il fallait faire attention, alors je l’ai attrapé. C’était il y a deux ans, peut-être la dernière année. Ils disent que s’ils sont venimeux, il faut les tuer, mais je l’ai juste jeté au loin. Mais les chats les tuent normalement, et vous savez, j’ai donné à manger aux chats ce matin.

 Aucune des personnes présentes n’a été témoin de l’événement. Aucune n’avait vu de serpent venimeux dans les alentours.

Le serpent n’existe pas. Pourtant la plupart des participants à cette conversation connaissaient l’histoire, racontée maintes fois auparavant. Elle l’avait relatée encore et encore en répétant les mêmes mots, les mêmes phrases pendant près de vingt minutes.

On ne savait plus si on l’avait entendue avant ou si elle la racontait pour la première fois.

La perception du temps s’est perdue dans l’histoire, faisant durer le moment à jamais ou peut-être à chaque mot répété – les mots étant déconnectés de leur sens, le nouveau potentiel de la narration se faisait jour. Nous ennuyant à mourir, on essaya de mettre fin à ce discours monotone en partant pour la plage. A notre retour, nous marchâmes sur un serpent venimeux. Il était là pétrifié, gelé sous la clarté d’une torche.

Le serpent est sorti de la bouche de Mère et s’est installé dans la Maison.

Légende Photo : “are you still Alive”, 2020
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