Charlotte Heninger
Crédit : Sean Tseng lors de la résidence dans le désert d'Atacama, 2019

Vos Influences

Mes premières influences sont des femmes. Celles de mon entourage – famille, amies ou professeures. Des femmes qui se battent pour leurs opinions, leurs carrières et leurs désirs. De manière générale, je m’intéresse beaucoup au travail des autres artistes, que ce soit mes ami·es, mes aîné·es ou contemporain·es.

Louise Bourgeois m’a énormément accompagnée. Le caractère protéiforme et prolixe de sa pratique m’a fascinée. Elle s’est accaparée un médium – la sculpture – qui était considéré comme profondément masculin. Synthétiser ses émotions intimes pour les rendre universelles avec une telle puissance a été pour moi un fil conducteur.

Certain·es m’ont beaucoup marquée dans leurs rapports à l’environnement. Il y a notamment Leonor Antunes, Nina Canell, Julie Mehretu, Mona Hatoum, Pierre Huyghe, ou encore Tatiana Trouvé, Nairy Baghramian, Pedro Wirz… Toni Morrison, Wajdi Mouawad, Emanuele Coccia et Chimamanda Ngozi Adichie m’ont souvent accompagnée.

Leur manière de bousculer les lecteur·rices et la justesse de leurs paroles m’ont aidée à avancer, là où parfois je ne trouvais plus de formes ni de mots. Récemment, j’ai beaucoup écouté et lu Isabelle Stengers, Vinciane Despret et Donna Haraway.

De manière plus concrète, j’ai beaucoup appris en assistant l’artiste Caroline Corbasson, entre 2014 et 2015 alors que j’étais encore étudiante. Cela a été une période très riche et stimulante pour moi. Autant dans le travail qu’humainement, c’est une expérience qui m’a énormément apporté.

Vos Obsessions

Ce qui me fascine et qui sous-tend tout mon travail ce sont les théories de l’évolution. La génétique et l’apparition du langage, des symboles, à travers l’archéologie. Notre espèce est celle de la diversité. La variation est moteur d’évolution.

Grâce aux technologies actuelles, on arrive à séquencer les génomes d’individus qui ont plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’années. D’ailleurs, la durée de vie de la Terre est si grande et l’humanité si petite que nous sommes obligé·es, pour calculer, de remonter le temps – plutôt que de compter à partir du commencement jusqu’à notre apparition.

Pendant une longue période, les différentes espèces humaines étaient juxtaposées à certains endroits du globe. Puis il y a eu rencontre, collision. Cette collision est essentielle pour comprendre comment notre espèce a fait son apparition et pourquoi c’est la seule qui subsiste aujourd’hui. Les interactions inter-espèces sont la base de notre histoire. Les intrications des règnes nous le rappellent. Les différentes espèces d’humains qui peuplaient la Terre se sont accouplées et ont parcouru le globe jusqu’à peupler tous les continents. Le fait que l’on puisse retracer leurs voyages est fascinant. Cela montre que l’humain est formé par son milieu et que ses origines sont plurielles. Les faits sont sans cesse étoffés, remis en question. Ces découvertes sont par ailleurs éminemment puissantes et créent des polémiques nécessaires. Par ailleurs, les abus de langage concernant les dénominations : homme au lieu d’humain sont nombreux – et les stéréotypes de genres sont encore forts dans les reconstitutions et analyses de la répartition des pouvoirs et richesses dans l’histoire des êtres humains. Aussi, la représentation des femmes (médias, documentaires…) reste minime.

Sur certains continents, l’isolement de groupes humains a permis l’immense longévité de leur culture. Cette dernière est parvenue jusqu’à notre époque, presque inchangée. Il y a une sorte de préjugé selon lequel ce qui est ancien est primitif et ce qui est primitif serait arriéré. Certains humains vivaient sur Terre il y a 330 000 ans, mais il n’y a aucune raison de croire que leur intellect et leurs émotions étaient différentes des nôtres aujourd’hui. Ce qui me captive c’est la manière dont les croyances millénaires sont égalitaires tant envers les éléments qu’envers les êtres.

L’art pariétal et les anciennes civilisations représentaient des croyances et mythes liés à la nature d’une manière très puissante.
Ce que les peuples autochtones savent de la nature vient souvent être vérifié par la science actuelle. Leurs mythes et rituels opèrent comme une sorte de pré-science. J’ai pu en faire l’expérience dans le désert d’Atacama notamment. Aussi, la manière dont les rêves et les autres espèces sont inclus·es dans les rites m’inspire énormément.
La représentation des symboles et leurs usages font avancer mes réflexions. Cela m’a permis d’envisager l’humain sous un autre regard et d’affirmer mes pressentiments quant à la nécessité d’embrasser le milieu qui nous permet de vivre. Le célébrer plutôt que chercher à s’en détacher par tous les moyens. Et en ce sens, accepter les intuitions primitives qui sommeillent au creux de notre cerveau.
C’est ce que j’explore dans des pièces comme Les Nouveaux Fouisseurs ou C. Auris qui font partie du cycle En Dehors des Limites du Lac Futur, développé en 2019.

Les modalités de l’environnement initial des Fouisseurs sont bouleversées. Les temporalités deviennent abstraites. L’humain s’efface et s’amalgame avec d’autres espèces en esprit et en corps. Ses molécules sont éclatées et absorbent les atomes d’autres entités.

Ces nouvelles formes d’humains incarnent pleinement tous les règnes, sans discrimination. Symbiose. Nous sommes à l’évidence des organismes chimériques. Le milieu et le mode de vie forment le corps depuis 1 million d’années : forme du crâne, du cerveau, de la mâchoire, etc. Notre corps absorbe et contient aussi d’autres formes de vies, sans lesquelles il ne pourrait pas fonctionner. J’aime à penser que si l’on pouvait lire sur les feuilles des plantes ou dialoguer avec d’autres espèces, découvrir leur histoire, leur mémoire, notre perception du monde volerait en éclat.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Les pièces de la série de dessins fossilisés Ata. J’en très suis fière car elles synthétisent dans une petite forme une très grande temporalité, quelque chose de puissant. Je suis allée dans le désert d’Atacama pour une résidence d’un mois, au sein d’une communauté issue des premiers humains ayant peuplé le désert.
J’ai découvert leurs mythologies millénaires et leurs rituels ancrés dans l’environnement qui les entoure (lagunes, dolines, volcans…).

Cette expérience de terrain a bouleversé ma vision du lien que l’humain peut entretenir avec son milieu à travers un ancrage, une mythologie. Cela m’a permis de rencontrer des individus ayant une véritable croyance et un profond respect envers différents éléments : une connaissance aiguë de leur environnement, comme une symbiose. Cette pièce tente de synthétiser tout cela, en renfermant quelques secrets.
Le dessin a été réalisé dans le désert d’Atacama d’après nature, vers 8 heures du matin au lever du soleil. La longitude et la latitude sont indiquées au dos. Dans la résine qui enveloppe le dessin, j’ai enfermé des fragments de mica, de gypse et du sable que j’ai collectés dans le désert.

J’aime à penser que le sable contient les atomes d’humains et d’animaux, d’insectes et de plantes qui ont été colportés par le vent. Le désert est une sépulture à ciel ouvert. La manière dont les communautés rendent aux éléments ce que nous leur avons emprunté le temps de notre vie nous ramène à l’essentiel. L’atmosphère y est puissante et sublime, et la nuit on y voit la Voie Lactée.

Aussi, le nom de cette série – Ata – est un clin d’oeil au nom donné à l’humanoïde découvert dans le désert en 2003. Cette momie d’une quinzaine de centimètres a occupé la communauté scientifique pendant quelques années. Son corps, naturellement momifié par le sel du désert présente pas moins de sept mutations génétiques et a ouvert la porte à la fameuse hypothèse « extraterrestre ». Les frontières entre ce qui est terrestre et extraterrestre sont parfois si minces. La controverse a duré près de 15 ans et je crois qu’elle n’est pas terminée.

Emmenez-nous Quelque part

J’ai rencontré Laëtitia Toulout en 2017. On avait énormément d’intérêts communs. L’art, la volcanologie, la littérature, l’écoféminisme… Au fil des discussions et des projets, on a décidé de travailler ensemble sur quelque chose de plus ambitieux. C’est comme ça qu’est né le cycle En Dehors des Limites du Lac Futur, début 2019.

Il y a d’abord eu une nouvelle de fiction spéculative auto-éditée, dont vous pouvez trouver les premières pages sur mon site. Nous l’avons écrite à quatre mains, comme pour sceller notre collaboration. Ce qui m’a inspirée pour écrire ce sont les volcans. Ils peuvent changer le climat et modifient le rythme de vie des êtres vivants. Selon les régions, les croyances envers ces entités et les mythologies qui les entourent sont sublimes. Je pense notamment aux récits des habitants de l’île d’Hawaï. Les reptiles aussi, leur manière de faire corps avec l’environnement, muer…

Pour créer l’univers de l’exposition, je me suis inspirée de l’histoire de plusieurs endroits existants sur Terre. Le plateau de Lengguru en Papouasie – massif montagneux vieux de 10 millions d’années quasi inexploré qui abrite des espèces endémiques incroyables. Les Channel Islands au large de la Californie – archipel de huit îles dans l’océan Pacifique dont les premiers habitants étaient les indiens Chumash. L’un des cinq volcans qui constitue l’île d’Hawaï – le Kīlauea et son lac de lave, parmi les plus imposants et actifs du monde. C’est la demeure de la déesse Pélé qui, au gré des éruptions, morcelle la jungle tropicale humide. Et enfin l’histoire du Samalas – mystérieux volcan situé sur l’île de Lombok en Indonésie dont l’éruption (1257) a entraîné une micro ère glaciaire tout autour du globe. L’origine de cette éruption, remarquée dans les glaces des deux pôles par des climatologues, a été élucidée dans les années 2010.
J’en ai dégagé les modalités d’interactions inter-espèces et les dispositifs de mes installations.

On a ensuite organisé une table ronde, qui a eu lieu dans l’exposition. L’enjeu était de croiser les pensées de doctorant·es en philosophie politique – Milo Lévy-Bruhl – et en littérature comparée et anthropologie des mondes antiques – Déborah Bucchi – avec des actrices de la critique d’art et du commissariat – Camille Bardin et Laëtitia Toulout – et moi-même, artiste.

À travers l’écologie et l’art contemporain, nous avons choisi notamment de parler d’écoféminisme. Pour moi l’écoféminisme, ce n’est ni un concept ni un courant de pensée. C’est une nécessité.

Légende Photo :

Vue de l’exposition “En Dehors des Limites du Lac Futur”, curatée par Laëtitia Toulout, 2019 – Atelier W à Pantin- Crédit photo : Charlotte Heninger