Elisabeth Lincot
Devant "Fous", exposition "10 ans de céramiques aux Beaux-Arts de Paris", mai 2018 – Crédit : Pauline Brami

Quelles sont vos influences ?

Tout peut être source d’inspiration : c’est une façon de vivre. Être réactif·ive·s à tout ce qui nous entoure, nous traverse, nous happe … mais aussi tout ce que l’on ne voit pas, ne sent pas, ce qui nous échappe. C’est un peu comme être une éponge nourrie en permanence, chaque réalisation étant un moyen d’évacuer le trop-plein.

J’ai le sentiment que dans le travail artistique, il y a une responsabilité. Lorsqu’on créé, qu’on « rend visible, sensible », on ne part jamais de rien. Tout existe déjà et on ne fait qu’en révéler les possibles.

Il y a aussi quelque chose d’égoïste et de très humain dans le fait de ne pas pouvoir s’empêcher d’observer activement. De cette observation, je traduis dans la matière par des gestes et des impressions, une trace de ce qu’il s’est passé et de ce qui m’aurait échappé.

Les peintres naturalistes, comme John James Audubon (XVIIIème-XIXème siècle), tuaient pour analyser et rendre compte. Ils tuaient après avoir observé la vie puis tentaient de la retranscrire dans leurs planches.

Tout d’abord observer l’inconnu puis le détruire afin de le « maîtriser complètement », avant de lui rendre une apparence de vie, fictive, artificielle, presque naturelle : « Naturaliste ».

Dans ma démarche artistique je cherche à « m’adapter » plutôt que maîtriser, pour comprendre, combler ma « soif de connaissance » et ma volonté à la fois intime et typiquement humaine de posséder « ce qui m’échappe ».

Je suis souvent influencée par opposition à des approches ou des regards qui me créent un malaise. En tentant d’analyser la sensation j’oriente mon travail.

Un autre exemple de ce type d’influence est la série de photographies « Brooke Shield – The woman in the child » du photographe de mode américain Garry Gross. J’ai eu l’occasion de voir un tirage lors de l’exposition : « Controverses – photographies à histoires », en 2009, à la Bibliothèque nationale de France. Brooke Shield qui est l’objet de ces portraits pris en 1975 était âgée de seulement 10 ans.

Elle y était représentée nue, dans une baignoire, le corps huilé et le visage maquillé de façon sulfureuse. Sans que je puisse le formuler réellement à ce moment-là j’ai commencé à me poser la question du genre, de ce qu’on fait aux enfants et à l’enfant qu’on a été. Je me posais déjà auparavant la question qu’on nomme aujourd’hui du « male gaze » ou « regard masculin » (la définition étant bien plus vaste que cette simple traduction).

J’ai par ailleurs beaucoup d’admiration pour le travail de William Kentridge et sa vision du dessin.

Mes inspirations ont souvent en commun l’analyse sociale, l’impact des conflits, du racisme, de la haine en général sur la société et les individus, avec un regard sur l’enfance comme révélateur des malaises de l’Homme.

Je citerais quelques photographes comme Sally Mann, Diane Arbus, Robert Capa, Sebastiao Salgado, Eadward Muybridge ou encore Werner Bischof… ;

Des livres comme les bébés de la consigne automatique de Ryu Murakami, Sa majesté des mouches de William Golding, La ferme des animaux de Georges Orwell, Sommeil de Haruki Murakami ou encore le joueur d’échecs de Stefan Sweig ;

Des films/ films d’animations et leurs réalisateur·rice·s : White God de Kornél Mundruczó, Perfect Blue et Tokyo Godfathers de Satoshi Kon, Amer beton de Michael Arias, Les bêtes du sud sauvage de Benh Zeitlin, Tomboy de Céline Sciamma, Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda, Orange mécanique de Stanley Kubrick, Magdalena’s sisters de Peter Mullan, Antichrist de Lars Von Trier, Le tombeau des lucioles de Isao Takahata… ;

Des artistes : Kerry James Marshall, Francisco de Goya, Marlène Dumas, Edouard Manet, Henri Charles Guérard, John Singer Sargent, Wolfgang Laib, Kiki Smith, Odilon redon, James Ensor, Annette Messager, Bill Viola, Henri Darger… ; l’esthétique des clips de Roger Ballen et Yoann Lemoine ; les voyages ;  de nombreux Podcasts également …

Vos obsessions ?

Je suis quelqu’un d’obsessionnel.

Quand j’ai l’esprit dans une œuvre ou un ensemble d’œuvres, c’est à 100%.

Plus il y a d’échos, de liens, de directions potentielles, plus l’envie de porter le projet jusqu’au bout est présente.

Parfois, une œuvre fait le lien avec une autre idée … et là je dois avoir suffisamment de volonté pour ne pas tout mélanger ou me jeter à corps perdu dans cette nouvelle direction, cette nouvelle pièce du puzzle.

La céramique est un bon exercice de tempérance pour ce trait de caractère. La terre possède sa temporalité propre et il n’est pas rare qu’elle me rappelle à l’ordre.

Dans mon travail il y a la fascination pour l’histoire naturelle, la notion de taxonomie – si le fait de nommer les choses est une manière de se les approprier de leur enlever leur mystère.

Tous les mythes et les fantasmes autour des mots.

Le Loup par exemple. Qu’est-ce que ce mot évoque quand il est prononcé ? Comment sa perception évolue-t-elle au fil des âges et de la société ?

Je m’intéresse au rapport que l’être humain entretien avec ce qui l’entoure, les systèmes d’appropriation/de possession, la maitrise de ce qui lui échappe ainsi qu’à ce que l’anthropologue Philippe Descola nomme « l’écologie des relations ».

Cela vaut aussi pour les rapports sociaux interhumains ou dans chaque groupement d’espèces. L’adulte / l’enfant ; les genres ; les rapports de force/l’éducation/la domestication…

Je m’acharne aussi souvent dans la composition, les jeux de lumière et le rendu d’une expression qui va plus loin qu’un simple regard.

J’aime la charge symbolique qu’il y a dans les images et dans les formes. Plus ces représentations racontent d’histoires, plus elles m’obsèdent. Souvent, ces images ressortent dans mon travail comme des échos, surtout dans les cabinets de dessins qui fonctionnent comme des cartographies mentales.

Il en est de même pour les matériaux, plus j’avance et plus je me rends compte de l’impact qu’ils ont dans le ressenti et l’impression que l’œuvre va donner, dans la manière qu’elle aura de raconter des histoires.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Dans l’idéal tous mes projets/ensembles/compositions/installations, coexistent comme les pièces d’un même puzzle dans un espace à la fois familier, domestique et étranger, public. Il y a les présences/personnages qui « habitent » les lieux, y jouent des scènes.

Autour d’eux se déploient des « décors », vestiges d’un moment passé, d’une diversité inspirante, d’un bruit oublié. Ils sont comme spectateurs parmi les spectateurs, à l’instar du personnage de l’admoniteur dans l’histoire de la peinture, ils créent des liens avec le regardeur et les éléments qui composent la scène. Les dessins sont dans cet univers comme des fenêtres sur des mondes composites, inquiétants.

Je suis heureuse quand ce que j’ai réalisé raconte plus encore que les raisons qui m’ont poussée à le faire exister. Quand les pièces se font écho entre elles comme avec celles et ceux qui veulent bien les observer. C’est ce qui ne m’appartient plus, qui m’échappe quelque part qui me plait.

Emmenez-nous quelque part

Sous les poutres de charpente de mon atelier. Je visitais petite les laboratoires de recherche de l’école de chimie de Paris où travaillait mon père. J’aurais adoré travailler dans l’un d’eux, la rigueur et les normes de sécurité qui y sont imposées me plaisent. J’envisage mon atelier comme un laboratoire et quand il s’agit de faire les mélanges de poudres à diverses composantes pour l’émail je me vois chimiste.

Si je choisis cet endroit, c’est parce qu’il s’y passe toujours des choses un peu magiques, comme dans ces lieux aseptisés où l’on cherche, analyse, étudie, expérimente les phénomènes qui échappent à la plupart d’entre nous.

Mais, à l’inverse de ces espaces où la rigueur est de mise, il n’y a pas de distance, de « détachement scientifique » sinon un « élan vital », un « souffle » qui a besoin de

« L’Atelier » pour s’exprimer peu importe les choix qu’on y fait. Cet espace accepte le hasard, l’incompréhension, l’oubli, la perte, la découverte chanceuse, l’accident …

Et en cela, il est magique.

Légende Photo :

Vue de “Mille autres vies”, Centre d’Art actuel Le Radar – Crédit : Jimmy Seng