Elvire Caillon
Atelier devant : "Figurez-vous", 195 x 130 cm, Huile et acrylique sur toile, 2019

Quelles sont vos influences ?

Je me définis généralement comme peintre, mais j’aime l’entendre au sens large du terme.
Je reprends cette idée à Paul Cox, retenue dans un grand entretien à propos de son travail.
C’est un joli mot, qui permet de donner une idée plus précise de ma pratique que celui d’artiste, et qui convoque chez moi tant la peinture elle-même que le dessin, les techniques d’impression, le textile, la céramique, ou encore la scénographie.

Mon travail a régulièrement été qualifié de “post-pop”, ce à quoi je n’adhère pas totalement car s’il peut en avoir parfois les atours d’un point de formel, je crois que les sujets sont assez différents.

Beaucoup de peintres et de dessinateurs comptent parmi mes influences bien sûr, mais je me sens davantage portée par les arts que je ne pratique pas directement. Je ne cite volontairement pas de noms car j’entretiens une relation assez intime avec mes influences, et j’ai toujours trouvé le jeu du “name-dropping” assez réducteur… La littérature et le cinéma nourrissent mon œuvre en permanence, mais c’est avant tout le théâtre que j’aimerais évoquer. Cet univers dans lequel j’ai eu la chance de grandir constitue une de mes sources d’inspiration premières. Mon travail pictural est guidé par la notion de mise en scène et par l’idée du jeu comme métier. Enfant, j’étais fascinée par ces actrices et acteurs qui disaient toujours qu’ils allaient “jouer” pour parler de leur travail.
J’envisage les figures de mes tableaux comme des personnages, et l’univers dans lequel ils évoluent m’apparait généralement comme un décor.

Vos obsessions ?

Je suis obsédée par les gens. Ces Figurants qui hantent mes créations, ce sont les personnes qui se promènent dans le même monde que moi et que je côtoie une minute, un jour, un an, peut-être toute une vie.
En 2010, sur une invitation de Didier Bezace, alors directeur du Théâtre de la Commune à Aubervilliers, j’y avais fait une exposition personnelle qui portait ce titre.
Didier était comme mon parrain, il est décédé le mois dernier et personne n’a pu l’accompagner dans sa dernière demeure, alors évoquer ce souvenir est une façon de lui rendre hommage.
Il y a peu de temps je me suis demandée pourquoi je dessinais, peignais toujours des “bonhommes”…
C’est quelque chose d’intuitif, que je n’avais jamais vraiment cherché à théoriser, et puis je me suis rendue compte que c’était bien parce qu’elle était là mon obsession, les Autres. C’est finalement l’histoire de la peinture figurative, depuis l’époque primitive !

Je crois que c’est bon signe d’ailleurs, de ne pas toujours pouvoir poser des mots ou des concepts extrêmement précis sur les œuvres d’art. Les écoles et le monde de l’art nous demandent sans cesse de définir notre travail, de l’expliciter. Et sont souvent rassurés de pouvoir nous ranger dans une case suffisamment balisée.
Avoir un minimum conscience du dialogue qu’on engage avec soi-même et avec le spectateur me semble important bien sûr, mais je me méfie beaucoup des discours démonstratifs. Que reste-t-il de la poésie alors ?
Je suis convaincue qu’on peut parler de ce qu’on engage dans l’art, mais je suis tout autant convaincue qu’on ne le choisit pas vraiment. De même qu’on ne choisit pas ses outils, sa pratique, elle s’impose à nous. Chez certains elle est monomaniaque, chez d’autres a de multiples facettes, peu importe. Mais dans tous les cas je fais confiance à l’intuition. J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait quelque chose de dangereux à choisir une discipline. Je ne peux pas dire pourquoi jusqu’à présent j’ai recours à la peinture plutôt qu’à la sculpture, au dessin plutôt qu’au film. Ce n’est pas véritablement un choix, c’est plutôt le symptôme d’une certaine sensibilité qui s’exprime plus volontiers à travers telle ou telle pratique. En avançant dans mon travail et au fur et à mesure des rencontres et des projets, je réalise que je serai certainement amenée à m’emparer d’autres outils, car je suis particulièrement curieuse et gourmande. Mais ce que je veux dire c’est que je n’aime pas les choses volontaristes en général. Les plus beaux évènements arrivent souvent quand on ne s’y attend pas mais l’important est de se rendre disponible pour les recevoir. Je crois aussi en ce processus dans la création artistique.
Je suis fascinée par les relations humaines et la psychologie de chacun, les liens qui se tissent et se détissent entre les gens.
En ce moment d’ailleurs, coupée du monde et des autres, j’ai beaucoup de mal à créer car je ne suis pas de celles qui aiment s’enfermer seules en haut d’un phare en pleine nuit et sous la tempête pour sentir venir de nouvelles choses.
J’ai davantage besoin du “bruit et de la fureur” du monde contemporain pour m’exprimerAujourd’hui malheureusement l’aventure qui nous rassemble est en veille.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Une nouvelle fois je vais faire appel au théâtre.
L’une des choses qui m’excite le plus, dans la façon dont j’envisage l’art, c’est la possibilité de diversifier les contextes dans lesquels il s’exprime.
Je prends beaucoup de plaisir à être seule à l’atelier, à peindre en écoutant la radio à longueur de journée. Mais ça ne me suffit pas. J’ai aussi besoin de participer à des manifestations plus collectives, d’enseigner, de côtoyer des enfants, d’être en contact avec des gens, et notamment avec d’autres créateurs dont je rejoins le navire. Alors je ne suis plus seule à bord, et parfois même je ne suis plus capitaine.

C’est dans ce cadre que je me souviens de Toboggan. En 2012, j’avais à peine 23 ans quand j’ai rencontré Gildas Milin, auteur et metteur en scène de théâtre, par l’intermédiaire d’un ami avec qui je travaillais comme ouvreuse au Théâtre de la Bastille, à Paris. Gildas avait écrit cette pièce, sorte de récit d’anticipation sur un monde à la dérive, dans lequel les personnes âgées se réunissaient en bande afin de commettre crimes et délits pour se retrouver en prison, considérée comme le nouvel eldorado social dans un monde sans retraite ni protection.

Avec sa collaboratrice de l’époque, Françoise Lebeau, ils avaient imaginé un grand module pour la scénographie, une toile de près de cinquante mètres de long sur deux mètres cinquante de hauteur, qui se déroulait en huit tableaux au fur et à mesure du spectacle. Et ils cherchaient quelqu’un pour créer les motifs qui seraient imprimés sur cet objet, envisagé comme le carnet de notes à échelle surdimensionnée du personnage principal.

C’est à ce moment que je suis entrée en scène. J’ai alors pensé une succession de huit “tableaux” à partir d’une dizaine de dessins de personnages qui évoluaient au fur et à mesure de la pièce. La costumière du spectacle a ensuite créé les costumes à partir de mes dessins, c’était comme s’ils prenaient vie sur le plateau, c’était magique.
Le spectacle a fait le tour de France pendant un an, produit et accueilli par de nombreuses structures. Si j’ai choisi de parler de ce projet plus que d’un autre c’est parce qu’il m’a beaucoup portée et me porte encore aujourd’hui. Il m’a aussi donné une grande confiance en moi, et une grande croyance dans cette vocation. C’était une aventure collective, dans laquelle chacun avait sa place et son rôle à jouer. Le dessin prenait une autre dimension, il se déplaçait.
Au fond c’est ce que j’aime dans la vie et c’est pour ça que je suis artiste, pour me déplacer.

Emmenez-nous quelque part

Déplaçons-nous alors en Italie, à environ quatre-vingts kilomètres de Rome, sur les hauteurs de Civitavecchia, le port antique.

Près du village de Tolfa, dans un hameau dont je tairais le nom car cette adresse doit rester secrète, se niche une trattoria à laquelle je pense toujours depuis que je la connais quand j’ai un petit coup de blues.
J’avais connu cet endroit il y a quelques années par des amis romains, et l’année dernière, un certain chemin m’a mené à Rome, pendant de nombreux mois. Le week-end il suffisait de louer une voiture et de s’enfoncer dans les petites montagnes qui entourent la capitale italienne pour aller déguster un piatto d’antipasto misto et la pasta al tartuffo e funghi porcini, sous la pergola entourée de jardinières débordant de basilic.
Je n’en avais pas parlé jusque-là mais mon autre obsession c’est la cuisine, et notamment la gastronomie populaire. J’ai un projet en Italie qui réunira bientôt je l’espère, cette passion avec celle dont j’ai parlé plus longuement ici.

Légende Photo :

L’aventure, 130 x 162 cm, Huile et acrylique sur toile, 2018