Juliette Minchin
Crédit Photo : Wilfrid Gremillet

Quelles sont vos influences ?

Dans mes recherches anthropologiques, je m’inspire beaucoup des formes sacrées et des rituels qui sont produits par superstition dans différentes cultures. Protégeant du mauvais œil, ou permettant d’obtenir un « laissez-passer » pour l’au-delà, ils prennent différentes formes : motifs symboliques, objets talismans, danses de la fertilité, tatouages protecteurs, vases de libation, rites funéraires …

J’ai toujours observé les architectures en transformation : le squelette des murs sur les chantiers de construction avant qu’ils soient recouverts de leur «peau», les grands tissus qui protègent les monuments historiques lors de leur restauration, les restes d’une bâtisse réduite en une carcasse après un incendie.

J’aime le dialogue entre une armature et une «peau», voire l’espace bâti comme un corps.

Un extrait de Marguerite Duras, dans son ouvrage Ecrire, a été le point de départ de ma recherche sur la mise en scène de l’éphémère. Elle y raconte le souvenir de l’agonie d’une mouche survenue vingt ans plus tôt dans son arrière-cuisine. En sublimant un détail banal, elle arrive à nous plonger dans un abîme gigantesque, miroir de notre propre finitude. Cette empathie ressentie pour la mouche lors de la lecture, est depuis un sentiment que je tente de faire ressentir dans mon travail, mais cette fois, pour la matière.

Les œuvres d’art qui m’ont marquée sont celles où j’ai ressenti la notion de l’accident et d’éphémère : je pense à la machine qui s’autodétruit dans Hommage to New York de Jean Tinguely, à la réaction en chaînes des chutes d’objets dans la vidéo Le cours des choses de Peter Fischli et Weiss, à la matière du mur qui se décompose au fil de l’exposition dans Le mur de poils de carotte de Michel Blazy, aux sculptures de cire dégoulinantes d’Urs Fisher à la Biennale de Venise, aux traces de suie de Claudio Parmiggiani dans les Delocazione, au mur d’argile sculpté en live lors de la performance Paso Doble de Miquel Barcelo et Joseph Naadj.

Vos Obsessions ?

Le principe des mandalas tibétains m’obsède : ce sont de méticuleux motifs circulaires faits de poudres colorées qui sont systématiquement détruits. Immédiatement après la fin de la composition tout le sable est rassemblé et présenté comme une offrande à l’univers. Témoins d’une pratique spirituelle ancestrale, ils offrent un moment d’introspection et symbolisent l’impermanence.

L’écoulement du temps est intrinsèque à mon travail : je parle souvent du temps comme un matériau qui transforme ou fait disparaître l’œuvre.

D’une façon plus précise, je dirais que la mise en scène de l’éphémère est essentielle pour moi : soit à travers le dépérissement soit à travers la métamorphose d’un objet, d’une matière. S’inscrivant dans le temps de l’exposition, le temps qui passe devient moteur du mouvement de l’œuvre et agit directement sur son aspect visuel : nous sommes mis au cœur du processus, de l’expérience esthétique.

J’ai toujours tenté de comprendre pourquoi les œuvres évolutives ont la capacité de déclencher le processus de l’empathie, ce sentiment étrange de projection de l’humain dans l’objet que «je» regarde. C’est sans doute le fait de l’inscrire dans une temporalité qui le rend plus humain.

La représentation de la peau m’obsède, j’aime ses formes plissées, ses teintes rosées, orangées, chocolatées, et son grand potentiel de sensualité. C’est aussi un endroit où l’on exprime sa spiritualité depuis toujours : appartenance d’un clan, dialogue avec les forces de la nature, chemin des esprits, croyances religieuses, union sacrée avec le cosmos …

La cire est ma plus grande obsession du moment, elle devient mon matériau de prédilection : pas une journée ne passe dans mon atelier sans que je la fonde, la sculpte, la plisse, la casse… Sa capacité de transformation lui donne une plasticité hors-norme : elle peut être à la fois liquide, molle, solide.

C’est aussi un matériau que je peux recycler à l’infini : la même cire est utilisée et refondue pour différentes pièces comme une âme quitterait un corps pour un autre. Cette dimension de l’éternel retour, du temps cyclique inscrit dans la répétition du geste et dans la matière m’est très chère.

La notion d’équilibre précaire me passionne : une page cornée qui tient en équilibre sur un crâne, la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre, une peau de citron sur le point de se détacher, un couvert en équilibre. Là où deux états opposés, deux temps contradictoires cohabitent dans le même objet : la stabilité et la chute, la présence et l’absence, la naissance et l’agonie. Cette confrontation entre la vie et la mort produit une forte tension produisant un équilibre entre des forces antagonistes. C’est ce que j’aime évoquer dans la tenue de mes formes en cire dans l’espace : donner l’impression d’un mouvement qu’elles pourraient esquisser afin de provoquer une sorte de doute, d’étrangeté.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Mes expositions préférées sont celles où je fais une découverte en réalisant la pièce exposée, où je me laisse surprendre par la matière. Celle qui m’a le plus surprise dans le procédé et le résultat, c’est « Omphalos » : une installation réalisée in situ en cire et en acier dans la Galerie Joseph, lors de l’exposition collective “So Close”, dirigée par Guido Romero Pierini.

J’avais une idée en tête depuis longtemps : créer des drapés en cire que je pourrai déposer sur des architectures filaires en acier avant de les laisser refroidir et se figer. Comme la structure métallique que j’avais dessinée pour le group show était très grande, j’ai choisi de l’amener en plusieurs parties et d’intervenir avec la cire sur place.

J’ai amené mes casseroles, mes réchauds dans l’espace de la galerie, et j’ai commencé à jeter de grandes flaques en cire sur mon plan de travail que je venais décoller et poser délicatement sur le métal.

J’étais devant la structure nue, je ne connaissais ni le résultat final, ni la façon de réaliser de grands drapés, je savais seulement que c’était possible. Cette part d’aléatoire est ce qui me procure le plus de plaisir. Au fur et à mesure, des amies sont venues m’aider et nous avons appris à maîtriser tous les paramètres : comment la décoller, à quel moment la détacher et la prendre sur ses bras, combien de temps la tenir en suspension avant qu’elle ne durcisse.

Ensemble, nous avons appris à nous coordonner pour déposer des lambeaux de cire encore plus grands, chacun nous surprenant dans la forme qu’il prenait. Nous avons recouvert l’architecture comme si nous enveloppions un corps.

La cire chaude, était à même notre peau, épousant nos doigts, nos bras, avant de se transformer en un volume. Le temps de refroidissement étant très rapide, il fallait impérativement être en rythme avec la matière. Et puis, lorsque l’architecture était partiellement recouverte, j’ai choisi de figer le tableau et d’en rester là pour cette fois.

Le procédé était aussi important que le résultat, l’aspect charnel du geste, l’instantanéité de la matière m’ont beaucoup émue. J’ai tout de suite su que c’était le début d’une nouvelle série d’installations en cire où je pourrai réinterpréter le drapé dans la sculpture contemporaine.

Emmenez-nous quelque part

Nous sommes devant El Perito Moreno, l’un des plus grands glaciers de la Patagonie argentine, il s’étend sur 5 000 mètres de longueur et 60 mètres de hauteur. La singularité de ce glacier est qu’il progresse continuellement : la glace qui se créé dans la montagne est la même que celle qui se perd à l’avant.

Je suis en bateau et m’approche de son flanc bleuté et fissuré, quand tout à coup un gigantesque morceau s’en détache et s’effondre dans toute sa hauteur dans le lac, diffusant un son grave et sourd dans toute la vallée, comme un coup de tonnerre.

La monumentalité du décor et de la masse qui s’effondre m’ont profondément marquée, j’étais face à un corps qui peu à peu se transformait.

J’assistais à un spectacle entièrement naturel dont la glace était le personnage principal. Je me rappellerai toujours l’émotion que j’ai ressentie au moment de bascule du pan de glace, juste avant de s’effondrer : le temps était comme suspendu.

Légende Photo : “Omphalos” installation en cire et acier, 200 X 200 X 200, 2020, présentée à l’exposition “So Close” à la galerie Joseph par Guido Romero Pierini , juillet 2020