Léonard Martin
Devant Echappée guère, 2018 Biennale de Gwangju (Corée)

Quelles sont vos influences ?

Au fil des années, plusieurs voix me guident ou me font dévier vers d’autres chemins. Ce sont des « spectres tâteurs » qui m’empêchent de tourner en rond. Des amis souvent, par leurs mots, leurs remarques mais aussi des pairs.

J’aime croire que le passé recèle de gisements de sens et qu’on peut se glisser dans la peau d’un autre. Ainsi Artaud avec Van Gogh ou Paolo Uccello, Joyce avec Homère, Kurosawa avec Dostoïevski. C’est la question qu’ils ont en commun et la manière de manquer leur but qui me touche.
Ce sont des « stalkers » qui vous emmènent dans cette zone indéterminée où l’on s’aventure sans savoir encore comment en revenir.

Et puis, il y a toutes ces petites choses qu’on reconnaît comme siennes : un dessin découpé de Rodin, un collage de Richard Diebenkorn, un détail de Cy Twombly, un Moby Dick de Frank Stella, un cirque de Calder, un guignol de Klee, un bricolage de Kentridge, une marionnette indonésienne, un loup de Tex Avery, un bout de main antique, un…

Vos obsessions ?

Le dessin et son mouvement. Ou comment une pensée danse au fil d’un désir sans cesse relancé par des formes nouvelles. Ce dessein de passer d’une dimension à l’autre.

Quelle forme prendrait une écriture en sculpture ? Quel film un peintre pourrait réaliser ?

J’aime poursuivre l’énigme d’une œuvre par la suivante et trouver en cours une autre question que j’avais négligée. Il y a de courts instants où tout semble résonner et c’est pour ces moments-là que je continue. Inaccessible (é)toile.

Je rêve d’une œuvre qui soit comme un monde entier hanté par le murmure immense qui l’entoure. J’aime pour cela les auteurs qui ont prêté l’oreille à l’infini des autres, ou de l’autre qui est en eux. Il faut du temps pour ne pas craindre une certaine forme d’insécurité ou d’être emporté par la vague.

Le personnage de Molly Bloom, dans l’Ulysse de James Joyce, est comme un torrent de mots, d’images et de mémoire. Elle ouvre les vannes et se laisse submerger par le chaos qui est en elle. Tout cela depuis son lit où elle est allongée.

Je crois qu’une vie d’artiste devrait ressembler à cela. C’est le monde qui passe et l’œuvre, ce qu’il en reste, le lit d’une rivière.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Lorsqu’au bout d’un an de travail, nous avons monté un grand labyrinthe en bois, plongé la nef dans le noir et allumé des petites ampoules à l’intérieur de la sculpture, activé les moteurs des automates et entendu le montage de voix et de sons enregistrés.

Lorsqu’à cause d’une pluie torrentielle, le 4 mai 2019 sur une place de Florence, nous avons démonté à la hâte trois sculptures géantes, chevaux et cavaliers, pour les mettre à l’abri dans un camion.

Ces moments où j’ai l’impression que ce n’est pas moi qui suis à l’origine de ce que je vois, où j’assiste ébahi. J’aimerais tenir ce saut, ce pas de côté.

Emmenez-nous quelque part

C’est une grande charpente en bois, un bateau retourné. Tu es allongé sur le sol, la tête à l’envers, tu contemples 10 mètres de hauteur sous plafond et tu te demandes si tu peux marcher en équilibre. Ça sent le pin parasol et les mains chaudes de l’été. Quatre mouches sondent l’espace. Un courant d’air.

La nuit un étrange spectacle se reflète sur un pan de mur. Ce sont des ombres provoquées par les phares des voitures de la voie rapide à travers les aiguilles des arbres et l’armature des verrières.

Là, j’ai laissé une partie de mon cœur.

Légende Photo :

Circo Uccello (détail) , 2018 – Sculpture mécanique et interactive – Villa Emerige