Quelles sont vos influences ?

J’aime à penser qu’être né à une époque où l’iconodulie n’était pas si prégnante fût une chance, loin du bombardement d’images qui anime désormais notre quotidien.

Mon regard était moins sollicité, laissant le temps à l’intérêt que je portais pour une image de se transformer en obsession, de relire encore et toujours ces mêmes bandes dessinées, m’ouvrant grandes ouvertes les portes de la science-fiction.

Les histoires fantasmagoriques ont nourri mon imaginaire et m’ont initié à la notion de héros, puis à celle d’anti-héros.

J’étais fasciné par Thorgal, héros éponyme, élevé chez les Vikings qui découvre ses origines extra-terrestres, mais ce n’est que bien plus tard que je pus lire la série complète et comprendre la complexité de la narration.

Je n’avais accès qu’à l’Ile Des Mers Gelées, le tome 2 ; j’y découvrais les planches où des aigles de combat lâchaient sur le pont d’un drakkar, lors d’un raid contre des Vikings, des bombes contenant un gaz mortel enveloppant ses occupants d’une fumée verte chartreuse.

Car au-delà de la narration, les bandes-dessinées furent ma première rencontre avec la couleur. Les tonalités vives d’ocre, de violet, de rouge et de vert appliquées en aplats, débordant des sujets, structurant les différents plans des cases, dans le Vaisseau de Pierred’Enki Bilal continuent de m’influencer et régissent la colorisation de mes tapisseries.

Mon deuxième choc visuel fût Doom, jeu vidéo, qui offrait au joueur la possibilité d’incarner un marine envoyé en mission dans une base spatiale après avoir perdu tout contact avec la Terre.

Ce premier FPS (First Personnal Shooter) était d’une rare violence pour l’époque : le sang giclait au moindre impact de balle, les corps explosaient sous les tirs de rayons laser, le sol était rapidement jonché de carcasses sanguinolentes mais offrait une abstraction de la réalité à travers un système basé sur des pixels.
L’esthétique de Doom  basée sur le motif – les techniques de l’époque étant très limitées, les motifs étaient répétés à l’infini pour composer l’architecture du jeu – continue d’avoir une grande influence sur mon travail.

Vos obsessions ?

Je suis fasciné par le monde post-Internet, plus particulièrement par les mutations sociales et les bouleversements de nos représentations identitaires provoqués par l’irruption des réseaux sociaux.

Avec l’apparition de ces derniers nous avons vu l’émergence d’un inframonde défragmenté – un monde dans le monde – difficilement appréhensible par notre conscience.

Je également suis fasciné par l’idée de nécessité du recours au récit comme révélateur : la mythologie, en opérant un retour aux socles fondateurs, a toujours été un moyen pour évoquer l’indicible en convoquant des signes et une puissance symbolique.

J’utilise la tapisserie comme vecteur de cette révélation, pour dire ce qui ne peut pas être dit. Dans les Métamorphoses d’Ovide, Philomèle après s’être fait couper la langue, réalise une tapisserie pour relater à sa sœur Procné le viol indicible qu’elle a subi.

Lorsqu’il passe à travers le métier, le fil passe d’un monde invisible (l’envers) vers le monde visible (l’avers), révélant peu à peu le sujet.

La mythologie que j’ai créée s’articule autour de Mégathesis, personnage en métamorphose permanente ; il est la somme des mutations successives de ses sens. A travers ses aventures j’explore le monde post-Internet et en dessine la cartographie.

Je suis obsédé par la figure de l’antihéros, pétris d’inconstance et de pulsions, car il porte un regard décalé, offrant l’espace ou le recul nécessaire pour être le décodeur de la complexité et du chaos du monde. Mon travail se nourrit de la littérature grotesque comme Cacth 22 de Joseph Heller, Quinzinzinzili de Régis Messac, la Conjurations Des Imbéciles de John Kennedy Toode encore le Tambour de Günter Grass.

Parlez-nous de l'une de vos réalisations ou expositions dont vous êtes le/la plus satisfait(e) et/ou qui vous a rendu(e) heureux(se)

Ma première exposition personnelle « ONE TO RULE THEM ALL » à la galerie Suzanne Tarasiève a été l’accomplissement d’une rencontre formidable avec Suzanne qui a bouleversé ma pratique et ma carrière.

Il s’est passé presque trois ans entre cette exposition et la première visite de Suzanne à l’atelier qui m’avait alors conseillé d’écrire ma néo mythologie dont tous les personnages de mon travail sont issus.

Ce conseil avisé a été un élément déclencheur et quelque chose s’est alors libéré dans mon travail. Cette première exposition a vraiment été le fruit d’une collaboration étroite avec Suzanne et son équipe.

Emmenez-nous quelque part

Il existe un couloir courant sur toute la longueur de mon appartement qui renferme toutes mes influences et mes obsessions.
Près de la porte d’entrée est accrochée ma collection de planches de bandes dessinées de Julie Rocheleau, Philippe Druillet, Merwan, Vivès ou encore Sean Murphy. Je collectionne depuis 2015 et il n’y a pas une semaine sans que je ne consulte les sites de ventes aux enchères. Je trouve cela très rassurant de vivre entouré de ses inspirations, de pouvoir les observer au quotidien.

Plus loin derrière une double porte se trouve ma collection de bandes dessinées, des centaines d’albums, presque tous achetés dans la même librairie, BD 16, rue de la Pompe. Son propriétaire, Thomas, m’a aidé à façonner mes goûts.

C’est une source inifinie d’inspiration à laquelle je me réfère pour les compositions, les agencements et les couleurs de mes pièces.

Les rangées de romans succèdent aux rangées de bandes dessinées. Et si ces dernières conditionnent mon univers graphique, c’est véritablement dans les romans que je parviens à trouver les atmosphères que je veux insuffler dans mon travail.

L’écriture de William Faulkner dans le Bruit et la Fureur, entre autres, m’a beaucoup inspiré pour construire les fonds de mes tapisseries composés de pixels et de fonds neige d’écran afin de retranscrire le mouvement perpétuel et changeant de ce monde digital dont notre conscience ne parvient qu’à en percevoir des fragments.

En effet, Faulkner suggère plus qu’il ne dit, son texte revêt un aspect mystérieux et impressionniste qui ne dévoile jamais la narration dans son entièreté, allant jusqu’à détruire sa temporalité linéaire et n’en dévoiler que des fragments.

Coincée entre mes romans, se trouve mon péché mignon : mon armée de Death Guard issue de l’univers Warhammer 40 000 que j’assemble, bricole et peins dès que j’en ai l’occasion. C’est une façon ludique de rester connecté à mon travail. En effet, tous ces personnages de 3 ou 4 cm appartiennent à un univers d’héroic fantaisy qui possède sa propre mythologie où différentes factions s’affrontent pour le contrôle de l’univers.

Légende Photo :

Hallali 2.0, (Détail ) 2018 – 160 x 190 cm – Crédit : Jean de Calan

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