Alain Quemin @Armelle Malvoisin
Alain Quemin @Armelle Malvoisin

Entretien avec Alain Quemin, Professeur d’université en sociologie de l’art, Chercheur au GEMASS – Sorbonne Université, membre sénior de l’Institut Universitaire de France

Le Monde des Galeries, Alain Quemin
Le Monde des Galeries, Alain Quemin, CNRS Editions

1/Alain Quemin, vous êtes l’auteur du récent livre “Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation”, publié à la fin de l’année dernière, chez CNRS Editions qui est devenu, en très peu de temps, un ouvrage de référence. Vous vous êtes livré à une analyse sociologique très approfondie et objective du monde de l’art et de ses acteurs, principalement des galeries, tel un enquêteur de terrain. Mais tout au long de la lecture, on sent en filigrane votre passion, un vécu personnel. Je dirais presque une connaissance intime des coulisses. Qu’en dites-vous ?

Ce livre est le fruit de près de dix années de travail de terrain, au plus près du monde de l’art contemporain, et tout particulièrement des galeries. Il est quasiment impossible de passer autant de temps sur un objet qui en vient à occuper une part très importante de sa vie si l’on n’est pas soi-même touché et même passionné par celui-ci. Ecrire ce livre m’a demandé beaucoup de temps, d’efforts mais il m’a amené à être constamment immergé dans le monde de l’art contemporain, ce qui a été une très grande source de satisfactions personnelles. Le fait de partager ce goût de l’art avec les galeristes et les autres acteurs que j’ai côtoyés m’a sans doute permis de recueillir des informations plus fines qui sont ensuite venues enrichir les analyses.

Je pense que les gens partageaient d’autant plus volontiers leurs idées avec moi qu’ils me savaient sincèrement proche d’eux par mes centres d’intérêt personnel. Ils savaient aussi que je maîtrisais les codes qui permettent de se comprendre rapidement. En contrepartie de tout ce qui m’a été offert, de la confiance, j’ai toutefois veillé à rendre anonymes les propos. Certaines personnes peuvent se reconnaître, mais il est beaucoup plus difficile d’identifier les autres à coup sûr.

2/ On l’a bien compris, le modèle des galeries évolue, pas seulement en raison de la globalisation et de l’internationalisation du marché. Depuis 2/3 ans, à Paris, beaucoup de jeunes trentenaires se sont lancé.e.s dans l’aventure, sur de nouveaux formats tels que le nomadisme, internet, une représentation exclusivement féminine, voire féministe. Qu’est-ce-qu’une « bonne galerie » selon vous ?

Une bonne galerie, c’est avant tout une galerie qui a … les bons artistes ! Tout le reste est assez secondaire. Si vous avez les bons artistes, les meilleurs collectionneurs viendront à vous. Vous ressortirez également du lot. C’est quelque chose qui joue de plus en plus et qui va encore se renforcer.

Quand l’art contemporain tel qu’on l’entend aujourd’hui a commencé à émerger au début des années 1970, il y avait déjà des artistes reconnus et même, dans une certaine mesure, des artistes stars, mais il n’y avait guère, comme aujourd’hui, des artistes “super stars”. Les créateurs étaient relativement substituables les uns aux autres. Aujourd’hui, on atteint des niveaux extrêmes dans la singularité.

Les meilleures galeries se battent toutes pour attirer ces artistes les plus reconnus, on est vraiment dans un marché sur lequel la place des artistes est devenue absolument essentielle. De ce fait, une bonne galerie, c’est aussi devenu celle qui, pour attirer les meilleurs artistes, peut leur offrir de bonnes conditions d’accompagnement de leur travail. C’est donc une galerie qui a accès aux meilleures foires, qui peut ouvrir les portes des musées pour de belles expositions dans les meilleurs endroits, c’est aussi une structure qui possède un bel espace. En deux décennies, l’intensité capitalistique liée à l’activité de galeriste a considérablement augmenté. Il n’est donc pas facile pour les jeunes structures de se lancer en rivalisant avec les enseignes très établies, elles essaient donc souvent d’explorer des modes de fonctionnement alternatifs, de se spécialiser, d’échapper au modèle « mainstream » des galeries.

3/ Pour survivre, comme toute entreprise, les galeries doivent être en capacité de se différencier les unes des autres. Les plus prestigieuses proposent des expositions que l’on peut qualifier de muséales. Est-ce une opportunité qu’elles ont saisie, car liée à la crise sanitaire qui a contraint les musées à fermer leurs portes au public, ou est-ce une tendance de fond ? 

Avant même la crise sanitaire, les meilleures galeries ont cherché à soigner leur image en proposant des expositions « de qualité musée ». Ces présentations sont d’ailleurs rendues possibles par leurs espaces qui s’inspirent souvent directement des conditions d’exposition des musées eux-mêmes. Je me souviens avoir découvert la galerie Gagosian de la 24ème rue Ouest, à New York, dans le quartier de Chelsea, à la toute fin des années 1990 et avoir été stupéfait. Pour la première fois, une galerie privée ressemblait à un – petit – musée. J’y ai vu certaines expositions qui ne dépareraient d’ailleurs pas dans les meilleurs musées.

Je garde en mémoire une incroyable exposition Fontana dans laquelle, d’ailleurs, presqu’aucune œuvre n’était à vendre. Il s’agissait d’une exposition de prestige. La galerie Hauser & Wirth possède, elle aussi, des espaces d’exposition remarquables et une programmation qui ne l’est pas moins. La galerie Thaddaeus Ropac travaille depuis plusieurs années avec des professionnels extrêmement reconnus venus du milieu muséal, comme Julia Peyton Jones ou Norman Rosenthal.

4/ Vous venez de publier un article sur l’éviction de la FIAC du Grand Palais “Art Basel contre la FIAC : les raisons d’une victoire par KO”. Faut-il s’en attrister, s’en offusquer, ou pourquoi pas s’en réjouir ? 

Personnellement, je me réjouis de la décision qui a été prise, parce qu’elle me semble juste et mesurée. Ce sont deux créneaux temporaires pour l’organisation de deux foires dans les espaces du Grand Palais qui étaient soumis à un appel à propositions de la Réunion des Musées Nationaux. L’une des deux manifestations devait être une foire d’art contemporain, l’autre une foire spécialisée en photographie.

Jusqu’à présent, les deux événements étaient confiés au groupe RX, qui organisait la FIAC et Paris Photo. Au terme de l’appel d’offres, RX a conservé l’attribution d’un créneau pour Paris Photo et c’est justice, c’est une excellente foire. La Réunion des Musées Nationaux n’a toutefois par reconduit RX et la FIAC. Elle a préféré retenir le groupe suisse MCH qui organise la prestigieuse Art Basel et ses deux autres foires Art Basel Miami Beach et Art Basel Hong Kong.

Que le leader des foires d’art dans le monde se soit intéressé à Paris montre bien que le marché français est dynamique… et qu’il possède un potentiel qui mérite d’être davantage valorisé. Le professionnalisme de MCH group est unanimement reconnu. Je suis convaincu que cela renforcera encore le marché et la scène française. Et que de nouvelles galeries étrangères vont venir s’installer à Paris.

https://aoc.media/opinion/2022/02/06/art-basel-contre-la-fiac-les-raisons-dune-victoire-par-ko/

5/ Si les galeries changent, qu’en est-il des collectionneurs/collectionneuses ? Leur façon d’acheter évolue-t-elle aussi ?

Contrairement aux discours un peu rapides sur les achats en ligne, ces pratiques, du moins pour le premier marché et a fortiori pour les jeunes artistes, restent encore très limitées. Aujourd’hui comme hier, un achat d’œuvre d’art, c’est avant tout une rencontre entre un.e collectionneur/se, une œuvre et un.e artiste (pour les achats en direct) ou entre un.e collectionneur/se, une œuvre et un.e galeriste. La rencontre physique reste très importante.

Les galeries insistent parfois sur les ventes en ligne pour donner d’elles-mêmes une image dynamique, « in », mais, lors des confinements, toutes demandaient la réouverture de leurs espaces en soulignant la difficulté à réaliser des ventes lorsque les collectionneur/se.s ne peuvent pas rencontrer physiquement les œuvres.

L’autre point qu’il me semble important de souligner, c’est que la base des personnes qui collectionnent ou même qui achètent ponctuellement de l’art contemporain tend à s’élargir, l’art contemporain plaît clairement de plus en plus.

6/ Vous qui visitez beaucoup d’expositions, dans les galeries, les musées et les foires, j’ai envie de vous demander si vous avez remarqué une thématique qui se dégage aujourd’hui dans le propos ou le travail des artistes ? Est-ce qu’elle diffère selon les parties du monde, ou y a-t-il, là aussi, une standardisation ?

Je suis très intégré au monde de l’art contemporain depuis les années 1990. J’ai donc connu l’époque durant laquelle, à la fin de cette décennie, en France, certains annonçaient de façon assez sidérante la fin de la peinture ! Je n’y ai moi-même jamais cru et j’ai parfois eu des échanges un peu vifs avec ceux qui considéraient qu’il était dépassé (j’allais dire ringard…) de croire encore en la peinture. Heureusement, même dans notre pays, cette attitude hostile qui nous isolait largement de la scène internationale n’a guère fait long feu.

Les différents déplacements dans le monde me prouvent constamment que la peinture est bien vivante. Celle-ci prend toutefois des formes qui peuvent exprimer des sensibilités nationales différentes. La tendance pop reste vivace aux Etats-Unis, la peinture « très peinture », notamment matiériste, est davantage caractéristique de l’approche allemande.

Ce que je dis ici touche sans doute moins les artistes stars, qui sont souvent parmi les plus singuliers. On voit donc davantage ces tendances lorsque l’on embrasse du regard les stands des foires dans différents pays. En France, beaucoup de créateurs restent marqués par l’héritage de Marcel Duchamp, qui apparaît moins présent à l’étranger.

Les artistes chinois auraient pu venir renouveler la scène contemporaine de façon bien venue, mais trop d’entre eux se sont contentés de produire des œuvres destinées à l’exportation vers l’Occident.

En revanche, je trouve que l’apport de nombreux artistes africains est important, qu’ils résident d’ailleurs en Afrique ou appartiennent à la diaspora.

Nous avons aussi la chance de vivre un moment où nous savons enfin regarder avec un regard plus accueillant les œuvres des artistes issus des minorités ethniques du monde de l’art ou celles des femmes. Souvent, cela s’accompagne de nouvelles thématiques, mais aussi de nouvelles formes plastiques. Et cette  plus grande ouverture d’esprit vient considérablement enrichir notre expérience esthétique. Partout dans le monde, c’est la diversité, des médiums comme des thématiques, qui prime, et c’est une belle source de richesse. C’est aussi ce qui rend l’art contemporain si passionnant.

Alain Quemin signera son ouvrage “Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation” à la Galerie Suzanne Tarasieve le 24 Février 2022 à 19 H

https://www.suzanne-tarasieve.com