Nathalie Obadia
Nathalie Obadia

Nathalie Obadia, galeriste entre passion et influence

Avant tout femme de conviction, Nathalie Obadia n’a jamais cessé de défendre la place de Paris afin qu’elle (re)devienne l’épicentre européen du marché de l’art. L’arrivée d’Art Basel et son lot de grands collectionneurs, en lieu et place de la FIAC, mais aussi, depuis quelques mois, l’impressionnant cortège d’implantations successives de galeries internationales dans la capitale : des faits qui semblent lui donner raison.

Entretien-portrait sous forme de questions-réponses, en guise d’invitation, pour entrevoir le parcours, les choix et les engagements de Nathalie OBADIA qui rappelons-nous a ouvert sa première galerie il y a déjà 30 ans.

1/ J’ai lu que vous avez été immergée très tôt dans le monde l’art, grâce à vos parents collectionneurs. Dès votre adolescence ils vous ont embarquée, ai-je envie de dire, pour visiter galeries et musées d’art contemporain partout en Europe. Ils ont ainsi su vous transmettre une qualité inestimable : une curiosité intellectuelle enthousiaste et insatiable. Est-ce exact de penser qu’elle continue de vous guider aujourd’hui ?

On peut dire que j’ai eu de la chance d’avoir eu des parents que j’ai vu s’émanciper intellectuellement grâce à leur curiosité artistique ce qui leur a permis de mieux appréhender les enjeux de société, sociologiques et politiques grâce à leurs fréquentations dès la fin des années 60, des artistes de la Figuration Narrative et de galeries comme celles de Daniel Varenne et de Illana Sonnabend alors actifs à Paris où ils ont acheté les artistes du Pop Art comme Tom Wesselman, Roy Lichtenstein et Andy Warhol.

On partait pendant les vacances scolaires visiter les musées où étaient exposés les artistes de l’Avant-Garde, le Stedelijk à Amsterdam et le musée Ludwig alors à Aix-la-Chapelle. De cette période et des ces expériences, j’ai gardé le goût de découvrir les nouveaux artistes, les courants qui émergent, tout en ayant toujours l’envie de me pencher sur le passé qui me permet de mieux comprendre l’art actuel et de m’investir à la promotion de talents endormis ou oubliés comme encore dernièrement avec Robert Kushner et R.E Gillet. Je suis en alerte permanente et c’est très stimulant pour poursuivre l’activité de la galerie qui fête ses 30 ans.

2/ Vous êtes à la tête de 3 espaces d’expositions. Deux à Paris (le 1er situé dans le Marais, le second ouvert à l’automne 2021 dans le quartier de Matignon-Saint-Honoré), et le 3ème ouvert en 2008 à Bruxelles (dans le quartier d’Ixelles). Vous représentez 47 artistes (ou leurs Estates) français et étrangers, j’ai compté, certains depuis vos/leurs débuts, sans distinction quant à la pratique, des peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes. Y-a-t-il un dénominateur commun ? Ou autrement dit, comment choisissez-vous vos artistes ?

Carole Benzaken, Fiona Rae, Jessica Stockholder sont avec moi depuis les débuts de la galerie, et au-delà, de tous les projets que la galerie a organisés avec elles. C’est émouvant d’avoir grandi ensemble puisque nous sommes de la même génération, c’est une fierté mutuelle qui se poursuit avec d’autres parcours comme ceux de Laure Prouvost, Guillaume Bresson et Jérôme Zonder, et d’autres artistes venus me rejoindre comme Valérie Belin, Fabrice Hyber, Benoît Maire, Guillaume Leblon.

J’ai toujours été très intéressée par les scènes étrangères et particulièrement celle des Etats-Unis qui est un terrain passionnant car bien plus complexe et diversifié que l’image véhiculée trop souvent en France par des constats critiques simplistes. Mickalene Thomas, Andres Serrano, David Reed, tous trois américains ont chacun un récit à travers des pratiques différentes qui montrent toute la diversité de l’Amérique.

Ainsi je choisis de travailler avec des artistes dont je ressens une personnalité forte qui s’affirme dans leur travail quelles que soient leurs pratiques. Il faut aussi éviter la course à la nouveauté et ne pas tomber dans le travers du FOMO (fear of missig out) accentués par l’accélération du marché et des multiplications d’événements ou d’expositions à travers le monde.

 3/ Aujourd’hui la place des femmes artistes est un sujet majeur, vous êtes une femme, est-ce la raison pour laquelle les premiers artistes que vous avez choisis d’accompagner étaient aussi des femmes, à titre d’exemple Carole Benzaken, Jessica Stockholder, Fiona Rae, Shirley Jaffe ….

Je n’ai jamais exposé un artiste parce qu’il répondait à un critère de genre ou de minorité raciale. Et si j’ai montré Carole Benzaken, Valérie Favre, Fiona Rae dès les débuts de la galerie c’est que je considérais que c’étaient des artistes intéressants et novateurs dans un contexte très marqué par l’art post-conceptuel alors dominant. Je tiens à dire que Fiona Rae par exemple est un des meilleurs artistes abstraits de sa génération et non « une » ce qui signifierait que l’on ne parle que des artistes femmes.

Par contre en 1993 à Paris, ce qui ne se faisait pas pour une galerie jeune et qui cherchait à être acceptée par les acteurs influents: critiques d’art, conservateurs de musées, agents de l’AFAA (ancien nom de l’Institut Français), c’était de montrer des peintres, surtout français et designés comme figuratifs. Pendant quelques années ma galerie était considérée comme la « galerie de peinture et commerciale » ce qui m’a valu d’être exclue de certains événements comme celui organisé par l’AFAA et le curateur désigné Nicolas Bourriaud à la foire ARCO à Madrid en 1999. Toutes les galeries de ma génération ont été invitées à titre gratuit sauf la mienne, la raison qui m’a été donnée était que je montrais de la peinture. J’ai choisi de payer mon stand et d’y participer avec les artistes que je défendais depuis 6 ans.

4/ Votre galerie est très incarnée, on va « Chez Nathalie Obadia », sous-entendu, c’est vous qu’on vient voir, on vous fait confiance. On dit que vous avez du flair, ce n’est certainement pas suffisant pour durer, il en faut bien davantage, je dirai plutôt un sens aigu de l’anticipation, un désir intact de toujours aller de l’avant, et une force de travail conséquente. Double question : Selon vous qu’est-ce qu’une bonne galerie aujourd’hui ? Qu’est-ce qui motivent les collectionneurs pour venir chez vous, alors que la concurrence est âpre ?

Une bonne galerie est une galerie qui sait offrir des outils de promotion nécessaires aux artistes pour leur permettre de travailler sereinement et dans les meilleures conditions possibles pour les accompagner dans des projets ambitieux, de placer leurs œuvres auprès des acteurs sérieux et influents comme les collectionneurs et les institutions privées et publiques.

C’est aussi proposer aux collectionneurs et nouveaux amateurs de partager mes choix esthétiques, de les convaincre et de surtout instaurer une relation de confiance sur le long terme.

5/ Vous avez toujours assumé, sans tabous, je dirai même revendiqué le caractère commercial de votre entreprise, vous autodéfinissant comme une marchande d’art. Pourquoi est-ce important ?

Quelle autre manière d’assurer des revenus à un artiste que de vendre ses œuvres ? C’est le rôle de la galerie non ? Il y a une définition plus classique de commercer : c’est aussi entretenir des relations culturelles, affectives et spirituelles….Tout cela me convient parfaitement et je pense que c’est ce que les collectionneurs, les critiques d’art et conservateurs viennent chercher à la galerie.

6/ J’ai l’impression, mais je me trompe peut-être, que ce qui vous rend la plus heureuse, dans votre métier, ce sont les foires, lieux d’intensité exacerbée. Pourquoi autant de plaisir ? Et de participations, une quinzaine par an, les plus prestigieuses, c’est beaucoup non ?  

Les foires sont des lieux magiques où les surprises surgissent en permanence. Encore cette semaine à TEFAF Maastricht nous avons vendu une sculpture de Wang Keping à des collectionneurs américains spécialistes de dessins anciens et qui n’avaient jamais acheté d’art contemporain. Nos échanges ont été passionnants.

Les foires sont des carrefours de rencontres de tous les acteurs de l’art et au-delà des ventes, elles permettent de faire la promotion des artistes auprès des conservateurs et commissaires d‘expositions et de trouver des galeries partenaires pour exposer les artistes hors de France comme c’est au sein de foires que j’entretiens des relations avec des artistes étrangers.

7/ Au-delà de votre passion pour l’art, j’entends par là l’émotion et l’attraction qu’il suscite, très vite, vous avez compris qu’il est aussi une façon de mieux appréhender les enjeux culturels et sociétaux du monde. Vos études en Droit International puis à Science Po, où vous enseignez depuis 2015 un cours sur le marché de l’art contemporain, renforcent votre approche géopolitique de l’art contemporain, en tant qu’outil de pouvoir, et participe aussi à votre singularité. Est-ce que l’époque que nous vivons, après avoir traversé une crise sanitaire et économique mondiale sans précédents, est celle d’une mutation particulièrement intense et profonde ?  A cet égard vous venez de publier une édition revue et augmentée de votre livre intitulé Géopolitique de l’art contemporain. Une remise en cause de l’hégémonie américaine ? aux Éditions du Cavalier Bleu, fine analyse des rouages du marché de l’art au niveau mondial.  Qu’est-ce qui est en train de changer ?

La crise sanitaire si elle s’arrête là n’aura pas pesé de manière profonde sur le monde de l’art, les foires sont reparties de plus belles, les expositions dans les galeries et les musées, les galeries continuent à ouvrir des espaces dans de nombreux pays prescripteurs, les collectionneurs sont plus nombreux et les ventes aux enchères d’art contemporain se portent bien,  la Biennale de de Venise et documenta ont connu des fréquentations records en 2022.

Les ventes d’œuvres par le biais des réseaux sociaux s’est accélérée avec la Pandémie surtout avec les jeunes acheteurs asiatiques mais cela était déjà une tendance forte avant 2020.

La puissance américaine et occidentale est toujours très forte car elle a su aussi s’adapter aux enjeux et revendications sociétales: plus d’artistes femmes, plus d’artistes de différentes minorités sont invités dans les expositions (documenta, Biennale de Venise, Biennale du Whitney) et certains font des prix très importants, mais les grands équilibres n’ont pas changé, la Chine n’a pas réussi (et ne cherche pas pour garder la main sur les artistes)  à imposer un « Soft Power » aux côtés des Etats-Unis et de l’occident en général.

8/ 30 ans de carrière, et ce n’est pas fini, est un temps long, avec sa part de doutes, de déceptions, d’espoirs, et surtout de fiertés. Entre la gestion immédiate des sujets et une vision à moyen -long terme, quelles sont vos projets et vos envies pour les années à venir ?

C’est justement ce qui est stimulant dans notre profession, gérer le quotidien d’une galerie c’est penser aux artistes et à leurs projets, « inventer » les ventes et les projets comme je le dis à mes équipes et qui y trouvent une stimulation quotidienne et un sentiment de gratification comme cela a été le cas avec Laure Prouvost à la Biennale de Venise en 2019, ou encore avec Shirley Jaffe dont la galerie est en charge de le Succession depuis son décès en 2016 et qui avait quitté en 1999 la galerie Fournier considérée comme une des plus influentes en France pour venir me rejoindre alors que j’étais encore une jeune galerie. Aujourd’hui Shirley Jaffe va exposer eu KunstMuseum de Bâle après l’exposition du Centre Pompidou. C’est une sacrée victoire après des années d’hésitation de la part de certains conservateurs qu’il a fallu convaincre.

On va continuer à travailler dans cette direction, offrir le meilleur aux artistes de la galerie comme trouver des projets ambitieux et convaincre des artistes de talent à venir nous rejoindre. La meilleure publicité de la galerie est la reconnaissance de notre travail de fond avec les institutions et la possibilité de vendre des œuvres aux acteurs les plus influents. C’est grâce à une équipe solide et compétente que l’on y arrive et les artistes sont très attachés à la qualité des collaborateurs dans une galerie que ce soit la régie, la communication, la vente et les relations avec les musées qui répondent à des rythmes et des compétences différentes.

 9/ Pourriez-vous nous parler du rôle des musées et des institutions, paramètre important dans le soutien aux artistes, pour asseoir leur visibilité et leur crédibilité. Parfois les consécrations arrivent un peu tard, n’est-ce-pas ? Les critiques d’art ont-ils aussi une part de responsabilité dans cette affaire ?

Le musée est un lieu de validation incontournable dans la carrière d’un artiste, dans son CV. La liste des musées qui l’ont exposé et qui ont acquis des œuvres est scrutée de près par les amateurs et ces indices participent à la fixation des prix des œuvres.

Il y a eu des reconnaissances tardives ou occultées de certains artistes car ils n’étaient pas reconnus par les « Taste makers » des institutions, et c’est dommage mais d’un autre côté par mimétisme, pour correspondre aux goûts de l’époque, des conservateurs ont pris aussi des décisions précipitées pour montrer des jeunes artistes avant les autres. Il y a quasi une surenchère entre les curateurs de tous les pays et à l’intérieur de chaque pays pour montrer avant les autres certains artistes.

C’est dommage car des artistes se sont abîmés, victimes de cette course à la « monstration » accentuée par le phénomène de biennalisation du monde de l’art qui signifie de plus en plus d’expositions d’art contemporain dans le monde. Les collections de certains musées d’art contemporain comportent de nombreuses œuvres d’artistes jeunes et depuis disparus.

10/ Vous êtes la galerie invitée de la 10 ème édition anniversaire des Révélations Emerige, vous allez avoir l’opportunité de visionner un très grand nombre de portfolios. Ce qui m’incite à aborder le sujet de la jeune scène émergente, et des comportements à son égard. Aujourd’hui il y a un intérêt marqué et très précoce pour les jeunes artistes. Des galeries très importantes engagent de très jeunes artistes, pour certains encore en apprentissage à l’école, et proposent leurs œuvres à des prix très élevés au regard de la verdeur de leur parcours, parfois supérieurs à ceux d’artistes confirmés, établis et déjà présents dans des musées. Quel regard portez-vous sur cette tendance ?

Je n’apprécie pas cette tendance qui est que des collectionneurs, des conseillers artistiques puissent aller si facilement dans les ateliers des étudiants aux Beaux-Arts pour y dénicher les jeunes talents de demain qui n’ont pas fini leur parcours. C’est très perturbant pour leur travail et pour l’appréciation que ces étudiants se font du monde de l’art. Certains se laissent séduire et vendent trop rapidement des œuvres qui ne sont pas abouties, ils pensent ensuite qu’ils n’ont pas besoin de galeries pour les accompagner dans les débuts de leur carrière. C’est un leurre car la galerie est responsable de ses choix artistiques et va travailler à la promotion du travail d’un jeune artiste alors que les visiteurs d’ateliers n’ont pour but que de faire une bonne affaire et en tirer profit. Les Écoles d’art devraient demander un pourcentage sur ces transactions faites par des acheteurs privés qui profitent de la situation.

 11/ Dans l’art, il y a des modes, des goûts qui s’uniformisent par mimétisme, mais aussi par paresse, d’aucuns diront un formatage tant dans la plastique que dans le discours associé, voire un certain opportunisme. Faut-il y succomber ou résister ?

Cela a toujours existé, l’opportunisme n’est pas forcément synonyme d’art de piètre qualité. Le mimétisme des acheteurs américains dès la fin du 19e a été un formidable accélérateur du marché de l’art Etats-Unien qui s’est démultiplié après 1945. Il fallait se distinguer et être un collectionneur de l’avant-garde et acheter les artistes de « l’Abstract Expressionism » et le Pop Art.

C’est ce qui nous a manqué en France pendant presque 70 ans, il manquait un mimétisme de collectionneurs privés d’avant-garde. C’est un autre grand débat mais heureusement en 2020, tout cela change et le marché privé en France est plus ambitieux et reconnu par les acteurs étrangers.

12/ Le mot de la fin ?

Passion

Merci à vous Nathalie OBADIA

Propos recueillis par Marianne DOLLO